De la légèreté de l’être

La vigne pleure et mon coeur sue.

Le printemps nous attend au tournant de ce mois de mars qui n’en finit pas de se réchauffer. La terre, odeur de pain, le chant des oiseaux échus, la buée sur les carreaux d’une cuisine, et puis, les corps qui s’attachent — je ne m’en lasse pas. Je mets des mots sur les saisons, pour m’en souvenir, ne pas cracher sur le passé, le garder dans un coin du dos, le porter comme acquis, et par cette cabriole de l’esprit, ne plus y revenir. Taille, ébourgeonnage, relevage des fils, cueillette du raisin, taille. Le cycle est clos, enfin.

(Il aura fallu atteindre un extrême pour réaliser que je ne serai plus jamais aussi fragile, aussi martyr. Et il y a des raisons évidentes à cela.)

Je me suis réveillée en pensant à demain pour la première fois depuis des semaines. Quand on traverse des époques difficiles, il semble impossible de voir le futur. La vigne m’a prise par la main, m’a montré que l’hiver pouvait être une bulle où se lover et patienter. J’ai pris mon sécateur, et j’ai taillé — front en avant, genou au sol, les omoplates qui me tirent, la douleur du nerf dans le bras droit, pourtant je ne pense plus à rien. Les heures défilent, l’esprit connecté à l’ouvrage et déconnecté du nombril. Le flux de sève, deux ou trois yeux francs, six coursons, voilà le plus important pour ces heures à venir. La vigne nous retire du monde, des appréhensions, de la dépression, du froid. Elle nous demande d’utiliser une partie de notre tête et de mettre le reste sur off.

J’ai rangé mon sécateur le 23 février, après six semaines de taille. Depuis je rassemble les sarments en fagots, finis de mettre des tuteurs au plantier, sème des pois gourmands au milieu des allées. Il faut encore descendre les fils de la Syrah, retendre ceux devenus lâches, redresser les piquets fer.

Le soleil se lève sur Saint-Victor-La-Coste. Au loin, la chapelle Notre-Dame de Mayran et sur son clocheton, une statue de la Vierge.

Retour en cave. Compliqué parfois de faire le pont entre la vigne et la cuverie. Quand je m’attelle à une tâche, j’oublie de relever la tête. Je me sens bien dans l’exercice de la répétition, vigne, vigne, vigne, cave, cave, cave.

Il y a le soutirage des barriques — premier et unique mouvement des jus depuis les vendanges, juste avant la mise en bouteille. Couscous, Papanapator, Kiffe Kiffe. Pendant toute la manoeuvre, j’ai le souffle coupé, les mains moites, le bide à l’envers. Le vin n’a jamais bougé de ses lies depuis les fermentations, des baies flottent encore, il semble si confortable ainsi, je peine à l’en dissocier. J’assemble les barriques par cépage. La pompe s’utilise mal, clairement, je galère à ne pas faire passer d’air dans les manches. Je vois les bulles, le vin qui s’anime dans la cuve. Coeur battant, boule au ventre comme aux minutes qui précèdent une audition, je soutire en essayant de ne pas penser aux conséquences. Rester en off ?

Impossible, les questions tournent en boucle en moi comme des vagues : est-ce que le vin va me comprendre, est-ce qu’il va sentir combien je suis si nerveuse, est-ce qu’il va me jouer des tours pour que je gagne davantage confiance ? J’ai bien conscience qu’il n’y a pas de réponses, pas maintenant, pas demain non plus, peut-être l’année prochaine, peut-être quand ce nouveau cycle sera lui aussi clos. Néanmoins je retiens une leçon de ce jour-là, ayant tenté la technique « château la-débrouille-toute-seule » que le vin ne se fait pas seul mais à plusieurs, point — on ne m’y reprendra pas.

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Marc Soyard vend du GHB en bouteille

Marc Soyard,

Déjà, je vais me permettre de te tutoyer, puisque tu te permets de faire l’apologie du viol (et aussi d’être homophobe, soi-dit en passant).

Je m’étais levée du bon pied : belle humeur, plein soleil, café entre copines sur la place du marché, petit tour à la cave, tout va bien, je rentre déjeuner.  Je n’aurais pu imaginer, en cette journée de noeud lunaire, devenir plus triste et en colère que je ne le suis désormais. Comment expliquer à nos enfants la honte que j’ai ressentie en lisant d’un oeil outré les bavures que tu as commises et dont tu n’oses t’excuser ?

Tout commence avec une étiquette.

Etiquette GHP Pour pécho Domaine de la Cras 2018

Elle est diffusée sur Twitter. Je ne comprends pas, j’espère à une blague. Pitié, 2020 ça te dit quelque chose ? Tu pensais sincèrement que nous allions laisser passer ça ? Dommage, tu vas t’en prendre plein gueule !

Le GHB est LA drogue du viol. Il n’y a pas à en débattre. Ça se sait depuis des dizaines d’années. Alors je vais te raconter ma petite histoire, pour te montrer que ce genre d’impunité peut avoir des répercussions violentes sur les personnes qui ont déjà côtoyé de près ou loin cette drogue, et davantage celles qu’on a violées. Je vais te raconter mon histoire parce que tu nous proposes de t’envoyer nos réactions à l’adresse mail jaipecho@marcsoyard.fr (si, si, c’est écrit en bas à droite de l’étiquette « dites nous si ça marche hashtag #debouchonnemoifort).

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Il y a trois ans, à Vancouver au Canada, on a mis quelques gouttes de GHB dans ma bière. Il était 19h, quelques minutes plus tard j’étais à moitié inconsciente entourée de trois mecs dans les toilettes du bar. Ils étaient archi contents de me voir gigoter entre le PQ, la pisse et la cuvette des chiottes. Et leur GHB, bien entendu, c’était pour pécho, comme tu l’écris blanc sur bleu. Pour ME pécho. Je m’en suis sortie in-extremis.

Tu as répondu au journal Vitisphère, en cherchant la rédemption. Hypocrisie totale quand on te lit : « La polémique est partie de Paris où le phénomène [du GHB] est plus courant qu’en Bourgogne. Chez nous ce n’est pas un sujet de société comme cela peut l’être au Marais. »

Et homophobe qui plus est.

Non, le GHB n’est pas un sujet de société qui s’applique uniquement à Paris ou au Marais. La première fois que j’en ai entendu parlé, c’était à l’adolescence, 13 ans à l’époque, dans un petit bled perdu du Lot et Garonne. Marc, il faut sortir de ta campagne, voyons ! Doit-on aussi accepter le racisme sous couvert que tu ne voyages pas au-delà de tes frontières bourguignonnes ?

Je suis fatiguée de devoir incessamment me battre parce que je suis une femme (et non une fille, que ça soit bien clair). Quand je me suis ralliée du coté du vin nature, c’était par idéologie, espoir en un avenir meilleur d’un point de vue écologique, mais aussi parce que je rencontre un tas de vignerons qui sont à l’écoute, dans le partage et l’égalité des âmes. Le monde du vin nature est loin des clichés sexistes que l’on connait dans celui du vin conventionnel. Non la misogynie n’est pas rattachée au monde du vin nature, mais bien à des êtres stupides qui n’ont toujours pas compris que leur propos sont blessants et offensants !

Et que ce soit à travers la tribune de Vitisphère ou la création d’une nouvelle étiquette (que je ne posterai pas — on ne va pas non plus te faire trop de pub, hein) tout autant imprégnée de mauvais goût, cherchant à cacher ton cerveau d’illuminé derrière l’excuse d’une mauvaise blague, que ce soit à travers l’un ou l’autre, tu ne t’excuses pas. Tu parles de blague de merde. Non, le viol ne sort pas d’un Carambar. Oui, c’est un acte puni par la loi.

Je n’attends plus aucune excuse de ta part.

J’irai me coucher en colère.

Domaine de la Cras, si tu prononces le S comme on le fait dans le sud, alors je peux t’assurer que tu t’en sors bien mal !

La taille, deuxième année.

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Il se fait long depuis la dernière fois. Presque une année où j’ai dû à plusieurs reprises tenter d’écrire— ici, ailleurs —mais rien ne sortait. Rien, ou presque, d’avoir été à travers l’autre jusqu’à m’occulter. Il y a des étapes de vie que l’on oubliera jamais, faisant office de leçons puis de règles auxquelles ne plus déroger. Vivre à travers toi, comme j’ai pu le faire à travers d’autres, il m’aura fallu des mois pour m’en décrocher, reprendre une dignité— et puis la vigne a fait le reste. Elle, qui tombe toujours à pic, m’a donné le dernier petit coup au creux du dos pour que je m’évade enfin, que je me retrouve enfin.

Tailler est une solitude délicieuse. On s’enfonce dans les rangs sous un soleil opaque, dans la fraîcheur matinale d’une nouvelle année. Table rase :  on coupe tout pour ne laisser que six coursons. Un pied de vigne égale une bouteille de vin, dit la théorie— la pratique se trouve loin devant. Si loin que je ne suis pas certaine d’un jour l’acquérir complètement, mais est-ce mon but au fond ?

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J’avance avec elle, doucement, depuis un mois maintenant, sans y aller tous les jours, plutôt à raison de cinq fois par semaine en grande forme, deux en petite. Au début, je m’étais tenue à un planning, mais le temps et les inconvénients font le reste et vous prennent par surprise. Il faut arrêter de culpabiliser.

J’ai commencé par la Syrah, 98 ares, soit presque un hectare formé de 23 rangs espacés l’un de l’autre de deux mètres. Avant on y rentrait de gros tracteurs, aujourd’hui elle s’épanouit d’une agriculture biologique depuis plus de dix ans. Sa robustesse et sa vigueur sont moyennement uniformes, chaque pied est un questionnement pour moi qui l’ai acquise en janvier seulement. Il me tarde de retrouver ma parcelle de Grenache que j’ai taillée l’année dernière— le chemin dans ma tête du n-1/n/n+1 va enfin prendre tout son sens.

La Syrah est une parcelle qui a été jusque là conduite pour donner du jus. Les bras sont rallongés pour pallier les manquants. Mais je ne parviens pas à suivre cette méthode. Drastique, je laisse six coursons, huit quand elle me le permet. Il y a beaucoup d’américaines au pied (ndlr : sarments qui poussent depuis le porte-greffe américain), souvent à ceux les plus chétifs, qu’il faut enlever aussitôt, ça concurrence beaucoup. Il y a des arbres aussi mais que je préfère laisser. Il y a de l’herbe, des cailloux, c’est une parcelle entourée de bouleaux blancs, forêt minuscule qui la protège. Je m’y sens terriblement bien malgré la grandeur, laquelle au début me donnait des vertiges. L’appréhension de ne pas y arriver, de mal faire, d’être seule face à  cette nature généreuse. 

Je me suis équipée d’un sécateur électrique, peut-être le meilleur investissement que j’ai pu faire en deux ans. La tendinite au poignet droit s’est faite ressentir au bout de trois semaines, je taille désormais avec mon attelle, elle me permet de garder le poignet bien droit et de réduire les excessifs mouvements inutiles, de m’économiser. Elle soutient aussi le poids du sécateur. Ça fonctionne parfaitement ainsi.

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Les journées sont morcelées au gré de pause de 15 minutes où je grignote pain, noix, fromage et charcuterie, où je fume une cigarette, où je m’allonge dans le rang au risque de m’endormir totalement. Un rythme assez proche de celui des vendanges, quoique bien plus lent.

Car c’est bien la lenteur qui caractérise cette saison de la taille. Spécialement cette année. Avec les températures douces, un flottement s’est installé sur nous, un entre-deux, comme un cauchemar éveillé. Il n’y a plus de saison. On attend simplement l’été aride. Avant lui, après lui, c’est une uniformité de météo. Et cette uniformité nous rend fou.  

Quand je reviens de la vigne, le soir, des images de coupe au sécateur défilent en arrière fond de ma rétine, subliminales, elles apparaissent en flash. Je voudrais qu’elles ne disparaissent jamais, elles me renvoient à mon obsession. Et c’est cette folie que je préfère.

Debut février : finalement les jours, les semaines ont passé, dans l’émerveillement et la douleur, et je ressens que ça a grandi en moi. A observer le travail accompli, heureuse, très heureuse d’être ici.

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27 février 2019 : La taille

Lune descendante, dernier croissant, jour feuille.

Je me lève d’une première nuit complète en cette période de taille de la vigne. Depuis trois semaines, impossible de dormir d’une traite : je me réveillais à plusieurs reprises, le corps tiré par la douleur et la fatigue et pourtant la tête comme une machine, toujours sur les coups de 2 heures du matin, puis inéluctablement à 4 heures, et enfin 6 heures où je décidais que s’en était assez, et sortais du lit. Trois semaines à ce rythme, je peux vous assurer que l’épuisement n’est plus un mirage.

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Je taille ma vigne — et je taille pour la première fois de ma vie. Comme tout est première fois, le cerveau n’a donc pas le temps de se préparer pour ce qui va suivre, malgré la bonne volonté mais aussi l’endurance qu’on y met. Et puis, on taille, on taille, une journée passe, un rang seulement à moitié ravalé, et on réalise l’ampleur de la tâche. J’ai attaqué mon grenache un peu avant la pleine lune, le 11 février (alors qu’au départ, je souhaitais commencer après la pleine lune, soit le 20 février). Pour une parcelle d’un demi hectare, j’aurais cru qu’une semaine suffirait. J’ai bien fait de m’y prendre plus tôt.

Ce n’est pas une vigne facile, ni habituelle : elle a été travaillée à la machine pendant plusieurs années, et depuis deux ans n’a pas été taillée correctement. Elle présente beaucoup de bois mort qui font comme de gros bouquets de corail à bout de bras. J’ai d’abord fait un premier passage de dégrossissage, où j’ai laissé une dizaine de coursons et du bois mort. Aujourd’hui, j’en suis à mon second passage : phase finale à 4 ou 6 coursons avec tout le bois mort retiré.

J’ai mal au corps. J’ai certainement prononcé cette phrase à tire larigot depuis le début de la saison. Ça a commencé par une violente douleur clignotante dans le bras gauche, à la tombée du premier jour. J’étais en possession d’un vieux sécateur deux mains qui datait de mathusalem — on commence avec ce que l’on a. L’achat d’un sécateur ultra léger dernière génération et bien aiguisé à la CAPL m’aura valu une belle économie de temps et de sueur. J’allais soudain plus vite. La douleur, elle, s’est déplacée dans la poitrine, exactement sous le sein, sous la cage thoracique, je la ressens aussi dans le dos parfois, et inévitablement dans les deux avant-bras. Mes poignets peinent à fléchir. Pourtant, il n’y a rien à faire sinon écourter ses journées, et puis se reposer.

Mon corps a changé. J’ai perdu du poids, il se solidifie et devient muscle et raideur.

Je coupe à l’aide du Manuel des Pratiques Viticoles contre les Maladies du Bois rédigé et publié par le SICAVAC du Centre-Loire et le BIVC. Une pépite d’information. Les premiers ceps, je les ai taillés avec le manuel posé à terre, près de mes genoux, ouvert sur la section « taille cordon » craignant de si mal m’y prendre, à relire mille fois les mêmes phrases que je pourrais vous réciter par coeur. S’il faut apprendre, s’instruire, mater des vidéos youtube, aller voir chez les amis vignerons comment on s’y prend, la pratique se fiche de la théorie, et chaque cep résonne comme une nouvelle interrogation.

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Je ramasse les sarments tombés au sol. Je forme des fagots qui iront dans la cheminée. Au petit matin, ces sarments gris et mouillés ressemblent à des squelettes, de longues phalanges qu’on pourrait presque voir s’animer. J’ai beau passer et repasser dans les rangs, ils réapparaissent comme par enchantement, c’est un travail sans fin.

Ma vigne se trouve à Saint-Victor-La-Coste, une parcelle entourée d’arbres qui, en hiver, sont dénudés de leur feuillage et laissent entrevoir au travers des branches les parcelles chimiques des voisins. Un matin, alors que la lune éblouissait mes mains, alors que le chant matutinal d’un oiseau allègre retentissait dans la plaine, alors que la bruine froide engourdissait mes orteils, il y a eu ce tracteur avec ce bruit infernal et cette odeur fétide et ces produits innommables qu’il enfouissait entre calcaires et argile aux pieds de ses vignes. J’ai maté le spectacle, sécateur ballant au bout des doigts, scotchée, soucieuse, mais surtout incompréhensive. Je crois que ma fatigue physique était telle que je ne parvenais pas même à émettre un jugement ou sentir de la colère. Je restais là, comme un enfant face à un tableau effrayant dont il ne peut pourtant décoller son regard.

D’un point de vue écologie et agriculture, on vit une époque nazie. On sait qu’ils ont tort et que nous avons raison, pourtant on ne se suffit pas de nos armes pour les combattre. Ma vigne, ce lopin de terre, que je travaille seule à la main et à bout de souffle, est ma seule façon de parvenir contre ce système. De résister. Et d’y croire encore.

La solitude de la vigne amène à différentes confusions et contradictions intérieures. Passer plusieurs heures dans cette solitude avec pour seule conviction la certitude de faire ce qui doit être fait, peut à la longue rendre fou. Une folie passagère, soit, mais qui se moque de la société. On est hors système dans ce jeu, plus personne ne peut vous comprendre. C’est à la fois délicieux, et parfois, au milieu de la nuit, un peu angoissant. Déjà, et parlons-en crûment, je crois n’avoir jamais ressenti autant de désirs sexuels qu’au sortant d’une journée de travail à la vigne. L’effort et l’endurance, la moiteur et l’excitation du coeur, le tout réduit dans cette solitude, dans ces rangs que l’on traverse plusieurs fois par jour, s’avèrent être les parfaits ingrédients pour une montée de dopamine. Je pense à un lit chaud, au corps de l’autre, à comment on me tiendrait entre ses bras. Je pense à l’autre sueur, pas la mienne ni la sienne, mais les nôtres emmêlées. Je me prends à penser deux pourtant il n’y a personne pour m’attendre, et que je suis, non pas tragiquement, mais simplement seule, là, au milieu des rangs.
Ensuite, ce retranchement pousse à la méditation, donc fatalement, à tout genre de questionnement entre vie et mort, destin et fuite, conscience de soi et envahissement du tout. On veut retrouver la société, tout comme on ne peut plus se la blairer. Ces antinomies de l’esprit démontrent combien nous sommes avec notre acuité, ou lucidité humaine, si faibles face à cette grande nature qui nous entoure et nous possède.

Mais quelle gratification que de voir son travail et d’imaginer la suite. Je ne pense pas au vin quand je taille — jamais — seulement à la vigne, comment l’aider à se relever, à continuer, et affronter les années. Et certainement, j’y crois, qu’elle aussi pense à moi. Et puis, et puis… des amis vignerons qui me soutiennent avec leurs précieux conseils, Denny Baldin, poète du Beaujolais qui ne rechigne pas ses mots, Christophe Vial et son bidon sur brouette pour brûler les sarments, Olivier Soulas qui me rassure sur la justesse du geste, Caroline Ledédenté avec qui je partage par téléphone le rituel du bain chaque soir pour détendre le corps et nos discussions enflammées sur la taille, les hommes et l’exil du métier de vigneronne.

Pour terminer sur une note légère, je serai présente au festival BIM! de Printemps qui aura lieu à Vallabrix, le dimanche 7 avril.

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22 janvier 2019 : Réflexions post-vendanges

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Il y a eu la fin du mois d’août, la saison des vendanges puis la fameuse dépression maligne (mal pénible) qui s’installe à la fin de l’automne. Presque cinq mois que je n’ai pas ouvert ce blog et que, un jour suivant l’autre, je m’en voulais de ne pas avoir trouvé le temps pour écrire, de ne pas avoir eu conscience de ce que le mot « vendanges » cachait derrière lui, et de m’être retrouvée in extremis, sous pression, et à ne plus pouvoir dormir. J’ai tiré sur la corde, car rien n’existait d’autre que le raisin qui mûrit, que l’on cueille, rien d’autre que le jus qui fermente, rien d’autre que les cuves, la presse, la manivelle, rien d’autre, absolument rien d’autre, et pas même toi.

Je n’ai pas réussi à écrire parce que je vivais en symbiose équilatérale avec la joie, l’incertitude et la solitude, le tout conduit par l’adrénaline. Quelle douce euphorie que se lever aux aurores et se dire « c’est maintenant », aller pêcher les grappes bombées sous le feuillages, que voir le jus sucré sanguin jaillir entre les douelles du pressoir, que de transvaser, mesurer au mustimètre, piger au pied ! Et pourtant, je ressentais une frayeur intrinsèque chaque fois que ma question : « Mais pourquoi… ? » trouvait comme réponse un « Je ne sais pas… » Car s’il y a un métier où la plupart des questions restent sans réponse — puisqu’il y a la possibilité de multiples réponses — c’est bien celui de vigneron.

Mais heureusement que je n’ai pas écrit ici ! Cela aurait été laborieux, voire fatigant pour tes yeux, de me lire. Malgré tout, j’ai noté dans un petit carnet quelques notes de ce qui pouvait bien se passer entre la cuverie, le raisin et ma tête. « Il est 6h dans la campagne. Lampe frontale allumée, je vendange ma dernière parcelle. Je suis seule dans la nuit pâle, mais la vigne est là pour m’accompagner…« . Des bribes de phrases pour tenter de me convaincre que rien n’était stupide dans mes décisions prises à la volée, pour me donner un certain courage. Je ne savais pas ce que je faisais — et l’année prochaine je n’en saurai pas forcément davantage.

« Il fait chaud, pourtant j’ai les pieds froids, trempés jusqu’aux os.« 

« J’ai cassé l’éprouvette graduée…« 

« Le grenache est un bon élève, le cinsault est un emmerdeur de première !« 

« Ma cuve est montée à 30°C, j’y ai plongé des pains de glace emballés dans des sacs pour la faire redescendre en température. Maintenant, j’ai peur que les sacs se perforent ou que l’eau s’échappe.« 

Quand tous les vins ont fini leur sucre, que je les ai soutirés de leurs lies, mis en barrique pour l’hiver, que le pressoir a été lavé, rangé, que les sécateurs ont retrouvé leur place dans le tiroir, que les caisses ont été rempilées, que plus rien n’était à faire sinon patienter, surveiller, j’ai sombré dans une espèce de dépression post-partum où tout était soudain remis en question, mal fait, mal étudié, que j’aurais dû plutôt agir à ce moment là, attendre ici, vendanger comme ça… puis finalement vain. Je ne savais plus quoi faire de mes mains, de ma tête qui cogitait encore, de mon temps. Ça a duré deux semaines, plus ou moins, deux longues semaines étrangère à moi-même, égarée entre la frustration de ne plus pouvoir bouger et la tristesse de réaliser que les vendanges sont belles et bien terminées et que rien (sinon ça) ne pourrait me faire sortir de cet état.

La dépression a fini par s’amenuiser, je suis retournée à la vigne sur-le-champ pour entreprendre les derniers travaux avant le commencement de l’hiver : butter le plantier, passer la débrouissailleuse, faire tomber les grappillons. Puis la vigne a enfin perdu ses feuilles et moi, de me retirer.

Tout ça pour dire qu’en ce début d’année, alors que la taille va bientôt démarrer (dans ma parcelle du moins), et que les vins sont au repos, je me force à ne plus trop réfléchir. A laisser faire les choses. Je sais qu’il y a là une espèce d’impossibilité à tout maîtriser. C’est ce qui nous rend à la fois fort et ridicule. C’est ce qui nous oblige à relativiser.


Cuvée « Mise en Bouche » 2018, vin de France : 100% Grenache N, vendangé le 11 septembre. Non égrappé macération deux semaines, fermentation en barrique et élevage en cuve. Environ 700 bouteilles.

Cuvée « Le vertige de la nuit dernière s’est abattu sur moi, et sur mon téléphone s’affichaient plusieurs messages : quatre de Bérénice, un de Vincent, mais comme toujours, aucun de toi » 2018, vin de France : 100% Cinsault, vendangé le 4 septembre et le 10 septembre. Egrappé à la main sur grille en inox, fermentation en barrique, malo en cuve puis élevage en barrique. Environ 600 bouteilles.

Cuvée « Amour en Cage » 2018, pétillant naturel : 100% Grenache N, vendangé le 1er octobre. Presse directe. Fermentation en cuve. Mise en bouteille le 15 octobre à 12g/998 densité. 100 bouteilles.


Musiques qui m’ont accompagnée, m’ont recentrée, concentrée, mais surtout permis de dédramatiser :

 

8 août 2018 : Vacances en France

Vacances en France. Deux jolies têtes parisiennes chacune exilée dans des régions aux antipodes de la mienne sont venues me rendre visite pour quelques jours : Caroline Ledédenté domaine Grain par Grain, néo-vigneronne installée dans le Bugey (à gauche sur la photo), et Judith Sciarone, sommelière et future cidrière en Normandie (à droite). Bon vin, bonne gueuze, bon cidre, bonne bouffe. Le tout en mode avion.

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Je cherche à acheter des vignes, moins d’un hectare tout au plus, ce qui ne rend pas la quête aisée. Les vignobles ici sont des étendues que les vignerons préfèrent vendre en gros package plutôt qu’en parcellaire. Il y a deux semaines, je suis tombée sous le charme de 78 ares d’un vieux Carignan pas entretenu, près de Sommières, sauf qu’on m’a ensuite prévenue qu’ils ne donneraient pas de raisins avant deux ans, que ça ne valait que sa terre nue, que j’aurai là un travail titanesque pour l’entretenir. Je me suis résignée. Hier, j’ai visité une autre parcelle de Carignan sauf qu’elle jouxtait la Nationale dont le bruit des voitures me donnait déjà de terribles maux de tête. Pas celle là non plus. Et puis ce matin, une parcelle de 34 ares de Grenache qui m’est comme tombée dessus (merci leboncoin) heureuse nouvelle. J’irai bientôt la visiter.

C’est une saison chaude, humide, annonciatrice d’orages mais ils s’attardent : les nuages se forment, laissent échapper trois grosses gouttes, puis s’évaporent. La pluie ne vient pas. Je regarde mes barriques. Je me pose des questions. Philippe Pibarot m’a conseillé de les laver, de mécher à 12g de soufre puis basta. J’ai donc senti, mon nez découvre et apprend, et il y a cette petite phrase dans ma tête qui me répète quand on m’avait prévenue : « Tes barriques, il faudra bien les sentir, Lolita, que tu saches si c’est du bon matos ou pas. » Je me penche pour trouver entre les douelles parfum, défaut, effluve sans réellement savoir ce que je cherche. Elles sentent bon le vin, hyper bon même — je pourrais rester là des heures.

Je renverse mes barriques, les remplis de 22 litres d’eau, les tourne sur elles-mêmes pour laver tout l’intérieur, d’un coté l’autre, leur poids sur mes cuisses les marque de bleus, lacère mes genoux à cause des cerclages en fer. Puis je les laisse sécher sous ce soleil si plombant quelques jours, sous cette lune si rousse quelques nuits. Enfin, je mèche à l’aide d’une pastille épaisse qui pèse 3 grammes, qui ressemble à un cachet de Doliprane, avec un petit trou au centre. On la glisse à un fil de fer puis on l’embrase sur la flamme d’une bougie. Quand le soufre s’oxyde, il donne une odeur différente de celui employé dans les vignes, plus aigre, plus corrosif…

(suite de l’article après les photos)

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Je mèche, je bouchonne, j’attends. J’ai peur de mal faire, quand bien même la tâche n’y a rien de complexe, mais me retrouvant seule face à ce travail sans réel savoir, j’ai peur de foutre en l’air une barrique entière, à cause de maladresse, et que ça parte en sucette, qu’elle s’incendie, qu’elle ne soit pas assez sèche, que ça donne des réductions, que la pastille tombe de son fil, que ça soufre trop, pas assez etc. Je réitère le geste, quatre fois pour chaque barrique. Et vient forcément l’erreur : une de mes pastilles finit par lâcher, sûrement déjà en cendre, ça me rend nerveuse. Et si elle brûlait le bois, et si la barrique prenait feu ? Je la retourne sur son ventre, trou de la bonde vers le bas, pour voir si quelque chose en sort : il y a de la fumée opaque, qui ne s’atténue pas, qui progresse même. J’attends dix secondes, trente secondes, peut-être une minute je ne sais pas, je n’aime pas cette vision, ça me fait mal aux yeux. Je décide alors de la mouiller à grandes eaux pour diminuer son smog. C’est donc reparti pour un tour : je lave entièrement, tourne la barrique en l’appuyant sur mes cuisse, la mécherai de nouveau dans trois jours. Je n’ai aucune idée de ce qu’il s’est passé, si c’était normal, si c’était vain. On verra bien.

29 juillet 2018 : Pré-commande et Uranus spoiler

Il y aura du Grenache, il y aura du Cinsault, il y aura du Carignan, enfin peut-être si tout va bien. Les vignes verdoyantes à la suite des fortes pluies printanières se trouvent à quelques kilomètres au nord-est d’Uzès. Puis je vinifierai ces 15 hectolitres dans la cave de Gajan, soient environ quelques 1800 slash 2000 bouteilles. Comme vous êtes déjà plusieurs à me demander où passer une pré-commande d’un vin qui n’est d’ailleurs pas même existant, et dont je ne sais encore comment je l’amènerai jusqu’à sa finalité, et dont je n’ai aucune idée de sa composition, tension, élevage, sinon que le produire le plus naturellement possible, sans intrants ni manoeuvres lourdes, ni filtration, ni collage etc., je me permets donc de vous présenter ce que j’ai en tête, si l’envie vous vient d’acheter en primeur. Toutes ces idées sont des suppositions de vinification et d’élevage, bien entendu tout peut changer du jour au lendemain en fonction des raisins, de la maturité, de si je trouve cette dernière cuve de 5 ou 7hl, des fermentations, de la malo etc. Voilà, c’est donc un achat avec « présentation non contractuelle »...

>> acheter en suivant le lien PAYPAL

  • Cuvée « Mise en Bouche » 2018, vin de France : 100% Grenache non égrappé presse directe ou macération très courte, fermentation en cuve et élevage en cuve. Je cherche ici à avoir de belles maturités sur les raisins, mais en tirer un jus assez clair, presque un blanc de noirs. On verra jusqu’où je me laisse porter, et si je tiens la macération courte. Environ 800 bouteilles. 
  • Cuvée « Manhattan » 2018, vin de France : 100% Cinsault égrappé à la main sur grille, fermentation en cuve, élevage en vieille barrique de 225L. Je voulais l’appeler « New York » mais la DIRECCTE m’a refusé parce que  le terme New-York  est un nom géographique ce qui est interdit pour les vins de France. J’ai donc opté pour « Manhattan », ce qui me plait aussi. Pour cette cuvée, je souhaite égrapper sur un de ces racks en osier, mais le temps de fabrication et le coût de cet objet me forcent à me rabattre sur une grille classique posée sur un bac. J’avais vu cette méthode au domaine Milan, il y a plusieurs années, et je m’étais toujours promis de faire des petites cuvées de cette manière, à l’ancienne. Environ 500 bouteilles. 
  • Cuvée « Le vertige de la nuit dernière s’est abattu sur moi, et sur mon téléphone s’affichaient plusieurs messages : quatre de Bérénice, un de Vincent, mais comme toujours, aucun de toi » 2018, vin de France : assemblage de Cinsault et Grenache en cuve puis élevage en vieille barrique de 225L (enfin on verra). Un titre super long, je sais, qui sort d’un manuscrit écrit cette année. Je voulais l’appeler « Bérénice », mais le nombre de fois (trop important déjà) où l’on m’a demandé « Pourquoi Bérénice », ou « C’est qui Bérénice ? » m’a clairement poussée à l’utiliser dans une phrase, comme un petit poème. Et puis Vincent, c’est pour le roman « Fou de Vincent » d’Hervé Guibert. Environ 300 bouteilles. 
  • Cuvée « Arc en ciel » 2018, vin de France : Carignan (à confirmer si je trouve ma dernière cuve de 7hl). Une cuvée à l’🌈 dessiné sur l’étiquette, en hommage à la culture queer. Environ 200 bouteilles. 
  • Patchwork de différentes bouteilles. 

Les vins seront prêts, peut-être, tu crois, je l’espère : en mars 2019.

Et puis, quelques nouvelles depuis le début de l’été…
La lune était rousse hier, surplombée par Mars, quand Uranus a finalement décidé de faire son entrée dans mon signe (taureau) jusqu’au mois de Novembre (puis il y reviendra en mars 2019 pour sept ans). Je me sens  toujours aussi électrique, néanmoins la fatigue s’estompe pour laisser place à une sérénité et un certain aplomb.

J’ai reçu l’heureuse nouvelle d’obtenir mon numéro d’accises (agrément des douanes pour transformer le fruit en alcool, donc le raisin en vin) et mon CVI, soit l’immatriculation de mon entreprise au Casier viticole informatisé.

Quand en février dernier, je suis revenue m’installer dans le Gard pour y faire mon vin, j’étais à mille lieux de croire que tout serait fin prêt pour la production cette année. Je m’étais laissée la possibilité d’un blocage au niveau administratif ou d’un oubli dans  mon organisation, me disant que peut-être tout ça, ma production, n’aurait lieu que l’année suivante. Pourtant au fil de rencontres fortuites et tellement espérées, de coïncidences et d’un soupçon de chance, vignerons désireux d’enseigner et d’aider les nouveaux implantés dans la région, sont venus vers moi pour m’offrir leur savoir, me donner des barriques, me prêter des cuves, me louer une parcelle afin que j’y récolte le raisin de mes futures bouteilles. Tout s’est déroulé, une chose après l’autre, sans embûche.

2018 restera à jamais sui generis !
Un grand merci.

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Deux barriques de Philippe Pibarot.

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Lavage de la barrique puis méchage dans quelques jours.

29 juin 2018 : Douanes et Livre de cave

Avant-avant-hier soir, la lune brillait pleine et ronde dans un ciel pourpre d’été. Je n’ai pas dormi, je connais mon tempérament sensible à son spectre blanc, à la fois prise d’excitation, un peu stressée, mais aussi ensevelie par la fatigue. Plus je fatigue, moins je m’endors et plus je me lève tard. Je pense à beaucoup de choses, trop en même temps : la tonne de grenache noir que je vais récupérer chez Olivier Privat, la cuve de 12hl qu’il me prête, les deux barriques à aller chercher chez Jeff, ce Cinsault qu’on m’a peut-être vendu, pas sûr encore, on verra, la cave à Gajan partagée avec le domaine LBV et Henri Bourgois, les rendez-vous avec les Douanes, la CMA, la Répressions des fraudes, mon permis que je suis en train de passer, la voiture que je dois trouver, le site de la SAFER que je dois éplucher, l’école par correspondance, les cours, la biochimie, et puis et puis…

Je m’allonge sur le canapé. Il faut que j’écrive. Il n’y a que ça pour décompresser. Ça, ou une cigarette et un verre de vin. Dehors, la saison tourne au caniculaire, presque 34°C à l’ombre. Les fleurs du jardin ont déjà fané, les plantes essoufflées se courbent sous le poids de la chaleur, à la recherche de fraîcheur sous leurs feuilles voisines. Et les vignes de Jeff, que j’ai quittées il y a deux semaines, que deviennent-elles ?

Commençons par le début.
Je me pointe au Bureau des Douanes de Nîmes, un bâtiment préfabriqué qui longe l’autoroute A9. Sur un parking presque désert, une voiture de course plutôt bling-bling est en train de se garer. Je ne sais pas pourquoi mais cette image antinomique soudain m’étonne. Je suis venue à pied, cinquante minutes sous un soleil presque corrosif, la sueur perle dans mon dos. Ce rendez-vous, ça fait des semaines que je l’attends. Me voilà impatiente, comme toujours, dossier sous le bras. Je viens faire une demande de numéro d’assise. Pour transformer du raisin en pinard, il faut un numéro d’assise, alors me l’accordera-t-on ? Je le vois comme une sorte de Saint-Graal — même si le Graal n’est jamais qu’un, et qu’on espère toujours le prochain.

Je suis reçue comme rare se fait, il faut le préciser. On m’annonce que mon projet tient la route, le plan de financement aussi, que je suis dans les temps pour la vendange de 2018, que tous les papiers ont été remplis avec soin, bref en règle. Il ne manque que le Livre de Cave que je peux, à ma guise, créer dans un cahier lambda en m’inspirant de ceux déjà existants, ou ouvrir dans une application en ligne. On m’a déjà assez parlé des logiciels CIEL GAMMA etc. que les vignerons doivent remplir chaque mois pour transmettre leurs données aux douanes — j’opte pour le papier.

Le Livre de Cave (ou pour les intimes, la Comptabilité-Matière) s’énonce sous trois registres : – les entrées-sorties : le registre entrées depuis les vendanges achetées et exprimées en poids / sorties comme les ventes taxables en volume, les pertes constatées (ô part des anges) et les dégustations considérées comme des sorties non taxables ; le registre des manipulations dans les cuves et barriques ; et le registre de détention de certains produits (non merci, je n’en aurai pas besoin).

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IMG_0454© Douanes de Nîmes

Quand j’étais petite, j’avais un plaisir fou à jouer seule à la maitresse en m’inventant toute une classe. Je détenais un grand cahier dans lequel j’avais tracé des lignes, des colonnes, et y avais inscrit les prénoms de mes élèves imaginaires. Je distribuais des devoirs, que je remplissais moi-même ensuite avec plus ou moins d’erreurs en fonction des copies. Enfin, je pouvais noter et remplir mon cahier avec des commentaires. Quand on m’a tendu le Livre de Cave, je dois dire que ce souvenir qui m’avait depuis longtemps échappé m’est revenu comme un boomerang. Je ne sais pas si c’est lié à cette évocation, mais j’ai décidé de simplement le commander au Syndicat des Vignerons du Rhône pour une dizaine d’euros.

Capture d_écran 2018-06-29 à 21.45.52© Julie Le Breton

Je m’installe vers la mi-août dans l’ancienne cave coopérative de Gajan, à quelques kilomètres d’Uzès. Vous pouvez voir sur la photo, en fond de scène, les vieilles cuves avec leur petites portes en fonte qui ressemblent à des portes de four à pain. Dans une seule cuve, la cave coop vinifiait environ 420hl, soit près de 50 000 bouteilles, et il doit y avoir pas loin d’une vingtaine de cuves dans les murs de cet espace.

J’ai la chance et le plaisir de me lier d’amitié avec Julie Le Breton et Christophe Vial, locataires des lieux (et dont on peut apprécier les cuves sur la droite et palettes de carton sur la gauche). Auparavant, ils vinifiaient au domaine de La Glacière, chez Olivier Privat, avant de trouver des vignes et de s’installer à leur compte. J’aime leur parcelle de Grenache qui s’exprime avec rondeur et force, et dont le vin puisé vous laisse en fond de bouche des notes de violette et de mangue. Il me tarde de visiter leur nouvelle parcelle de Grenache blanc, de voir les baies grossir, le raisin s’affirmer, puis d’enfin goûter.

Je vous passe mes rendez-vous avec la banque, la CMA (quoique, j’ai réussi à être exemptée du SPI, un stage d’installation à la préparation d’une semaine, et c’était une bien jolie anecdote), pour passer directement à DIRECCTE Occitanie. Tu vas sûrement penser que je suis un poil tarée (moi, je me qualifierais plutôt de pugnace dès que ça traite de paperasse) mais quand l’agent au chef du service des Douanes a épelé l’acronyme pour finalement simplifié en un « Direction générale de la répression des fraudes », je suis sûre que mes yeux ont à cet instant brillé. Encore une étape qui devrait me faire tourner le sang et qui, dans mon cas, le chauffe délicieusement. Pour cette fois, la DIRECCTE doit me communiquer les obligations et normes d’étiquetage de mes produits. On s’approche à pas de fourmis du produit final. Il y a quelque chose qui me grise, quant bien même j’en suis hyper loin encore et que je n’ai aucune idée de l’étiquette, que ce soit le nom des cuvées, la couleur du papier, son grammage, sa forme, la typo, avec ou sans serif, les lettres brillantes ou mat, verticale, horizontale, et puis, et puis…

Allons.

15 juin 2018 : Dernier jour chez Coutelou

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Lune : premier croissant, descendante. Périgée.

Presque un mois au fief de Jeff. Je rentre à Nîmes. Le vent a tourné passant de sud/sud ouest, entrée maritime, à celui du nord. Sur le quai de la gare, j’affiche un visage fatigué. Mes habits, mes cheveux, chaque centimètre de ma peau sentent le soufre — une odeur de volcan qui me rappelle mes treize ans à Pompeï. Ça a été une saison lunatique, humide et orageuse, soufflant le chaud-froid. Jeff me dit avant de partir : « Au moins une chose est sure, pour les maladies de la vigne, t’en auras appris. »

Malgré la difficulté et le rythme du travail, il y a là, dans le métier de vigneron, un sentiment d’attachement, presque de dépendance, et d’obligation qui font qu’on ne veut surtout pas faire marche arrière : comme s’il n’y avait là aucune autre possibilité, il faut le faire, se lever, y aller. La vigne ne t’attendra pas. La vigne me manque déjà, être si passionnant et passionnel, avec nous comme avec d’autres plantes. Elle se lie, s’attache, ne lâche plus. J’ai remarqué son affinité particulière avec la liseron, petite fleur à la tige aussi fine qu’un fil de coton, aux pétales nacrés, qui s’entortillent autour des plus jeunes pieds. Et qui serre. Passionnel, en effet. D’un point de vue extérieur, tu voudrais leur dire : « OK, je vois que vous vous adorez, d’un fol amour, mais regardez comment vous vous étouffez, et souffrez… Faut arrêtez maintenant. » Et souvent à contre-coeur, je devais les séparer. 

Un matin, au marché de Puimisson, une femme que je ne connaissais pas est venue me taper la discute entre deux cagettes de légumes. Apprenant que je revenais des vignes, reluquant d’un oeil désolé mes chaussures boueuses et mes épaules mouillées, elle s’est exclamée : « Vous êtes courageuse ! Vous savez, plus personne ne veut travailler à la vigne aujourd’hui ! » Elle avait raison. Pendant tous ces jours, je n’ai croisé personne sauf de gros tracteurs. Aucun autre vigneron qui, comme nous, serait à marcher, marcher toute la journée pour remettre les fils, pour accompagner sa vigne, pour lui prêter main. J’ai souvent passé mes yeux sur l’horizon espérant en voir d’autre que nous, en vain. Sauf peut-être une fois, ce mec qui traitait vêtu d’une combinaison orange et grise, semblable à celles portées sur les plateformes pétrolières, pour se protéger des nuages de produits chimiques qu’il envoyait dans ses rangs. Sinon, il y a les cyclistes, les randonneurs au loin, qui nous rappellent combien on est seul à des kilomètres à la ronde. 

La vigne est depuis longtemps laissée à l’abandon. L’homme ne l’a porte plus, ne la soutient plus. Même en saison pluvieuse, les rangs de vignes voisins sont irrigués : c’est ainsi que les produits chimiques (hormone, traitement…) dilués dans l’eau d’irrigation leur sont déversées. Des vignes sous perfusion afin qu’elles poussent plus vite, afin de gagner en rendement, aux allures anorexiques, à l’espérance de vie hyper courte. J’ai souvent eu les larmes au corps de voir tant de déconnection et de déni. 

Chez Jeff, c’est une autre vision, une autre histoire, un autre désir. Il a formé un petit groupe de trois travailleurs auquel je me suis joint : Michel, présent à l’appel depuis plusieurs années, Julien Banville et Olivier Soulas, tous deux aussi vignerons dans la région. Quand je nous vois au milieu des feuilles, avec de l’herbe jusqu’aux mollets, à passer au peigne fin les treize hectares, parcelle par parcelle, des images ressurgissent alors de ma mémoire, celles de tableaux du moyen-âge où des paysans travaillaient à mains nues, dos courbé, dans la brume matinale, sous des horizons gris et pastel, clochers d’églises, champs de blé derrière. Et cette dichotomie avec ma précédente vie citadine me montre encore plus à quel point je ne me suis jamais sentie aussi bien, à ma place, droite dans mes bottes, que je le suis aujourd’hui dans les vignes. 

Je voudrais remercier : Jeff Coutelou pour tout ce qu’il m’a appris, donné, le don de sa force et de son courage, le don de soi, et aussi pour sa confiance en moi. Pour ces soirées sur sa terrasse à boire et partager nos pensées. Pour ces promenades dans la vallée ; Olivier Soulas pour sa belle patience, ses dessins  et ce « Un je ne sais quoi ? » magnifique blanc que vous êtes priés de tous goûter un jour ; Michel pour ses blagues jusqu’à nous plier en deux, sa bonne humeur même par mauvais temps ; Julien Banville pour son côté pirate, son vin « Chateau des Gueux » vraiment pas dégueulasse et ses yeux cristallins ; Catherine, la voisine, pour son vélo et son joli sourire ; Icare le chien pour sa fidèle compagnie. 

« Ce n’est pas en critiquant l’autre que tu feras avancer les choses, mais en expliquant ce que tu fais, toi. »
— Jeff Coutelou, juin 2018.

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10 juin 2018 : Epamprage et visite chez Clos Fantine

Lune : dernier croissant, ascendante. Jour : feuille jusqu’à 9h07 puis fruit.

Épamprage. Ça consiste à enlever les départs de tiges sur le pied (dits gourmands) lesquels demandent trop d’énergie à la vigne pour grandir sans pour autant être bénéfiques. Désormais, chaque fois que je passe près d’un arbre qui exhibe des rejetons, je me prends à penser une seconde à leur ôter. Déformation professionnelle.

Jeff m’avait conseillé de porter des gants « Pourquoi ? » et il a caressé le cep pour me montrer ce geste qui écorcherait la peau de mes doigts à force de venir toucher le bois en cherchant derrière ce que je ne verrai pas. C’était la seule indication à ce travail, et les premiers jours, parce que j’avais peur de trop enlever, de mal faire, de blesser la vigne, j’épamprais en fonction, je me disais, jusqu’à cette limite, ça devrait aller. J’improvisais mais finalement je réfléchissais à l’envers. Par la suite, j’ai compris que chaque cépage requiert une attention différente, mais surtout qu’il n’y a pas de règles strictes ou communes. Elles changent, évoluent, en fonction de la pousse, du temps. Un jour, on préfèrera épamprer, le suivant non, puis le jour d’après si, de nouveau. Le geste doit être facile, sans trop d’effort. Je me soucie alors des précédents rangs que je n’ai peut-être pas bien fait. Je veux y revenir, j’y pense même le soir dans mon lit, mais il faut avancer, on a déjà du retard. J’ai l’impression de poser des questions idiotes : « Et ça, je peux l’enlever ou pas ? Et celui là, on le garde non ? » Je me répète, je redemande encore, tous les jours. Et si je connais déjà la réponse, je cherche en tout état de cause à être rassurée. Le mildiou se propage, le botrytis et black rot aussi. J’angoisse de mon travail, la mécanique de mes jeux de mains, et que ces gourmands oubliés soient la résultante d’une année maladive.

Palissage. On a fini de monter les premiers fils de fer et de descendre le second sur les 13 hectares de Jeff. J’ai aimé travailler avec le Carignan et le Cinsault, petits gosses habiles, qui ne claquent pas entre les doigts, qui se torsionnent facilement et acceptent de passer sous les fils. Le Cabernet Sauvignon, quant à lui, a été de loin le plus complexe à palisser et à défricher. J’en suis sortie exténuée, un peu désemparée aussi face à la rudesse de ce cépage. Comme un vieil animal qui préfèrerait qu’on lui foute désormais la paix. Le Mourvèdre, dernière parcelle investie, a pris son temps pour pousser, timide et modéré. Depuis vendredi, on a commencé à remonter le fil du haut. J’en vois la fin, c’est délectant. Déplacer tous ces câbles peut paraître une étape obscure. Au début, je ne réussissais pas à appréhender la suite. Je demande « Et donc les fils, ils resteront comme ça maintenant ? » On me répond que oui, jusqu’à l’année prochaine quand de nouveau on redescendra le premier fil, puis qu’on le remontera et qu’on descendra le second, qu’on remontera enfin. Je me suis promis d’acquérir, je l’espère un jour, au moins une parcelle sans palissage.

Pour l’instant, la seule parcelle que je n’ai pas travaillé est Rome, vieilles vignes en gobelet qui nécessitent peu d’entretien. Vois-tu comme elle est belle !

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Hier soir, Jeff et moi avons rendu visite au Clos Fantine. Corine et Carole nous ont proposé de rester pour le dîner. Je dois avouer qu’au fond de mon ventre je me sentais comme une jeune groupie en compagnie de son girlband favori. J’en ai presque rougi. On s’est régalé de leur blanc, 2013 puis 2016, et d’un rouge de Pierre Cotton. Enfin minuit a sonné puis passé, ça faisait presque trois semaines que je ne m’étais pas pieutée si tard. Le travail de vigneron est celui du lève-tôt-couche-tôt.

On a parcouru les vallées de Saint-Chinian, à la fois fougueuses et reposantes. De loin, on pourrait croire à des volcans endormis, recouverts de verdure. Le val silencieux nous domine, il y a le chant des oiseaux, les petites rivières qui déversent leur trop-plein d’eau, les routes sinueuses. Les schistes explorés ce matin révèlent en leur tranche, sous le humus, d’épaisses couches de pierres obliques aux couleurs si particulières d’ocre jaune et de mordoré. Je les imaginais davantage foncées, presque noires comme de l’ardoise. Il en dépendrait d’une succession des différentes couches géologiques ou strates, me dit-on. 

J’ai cette fâcheuse tendance à ramasser des cailloux que je fourre dans les poches de ma veste ou de mon sac. En revenant au domaine, je réalise que ma peau a pris leur même teinte sous le soleil, jusqu’à presque se confondre tel un schiste parmi les bosquets.

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